Ne laissons pas mourir l’Islam des Lumières

Chapeau – Neuf ans après la disparition de Malek Chebel, la France officielle et le monde universitaire continuent de citer son nom sans assumer pleinement son héritage. Anthropologue du désir, lecteur subtil du texte religieux, artisan d’un « Islam des Lumières », il laisse une œuvre qui pourrait armer une génération contre le fanatisme et l’ignorance. À condition, enfin, de la traduire, de l’enseigner, et d’en faire un chantier intellectuel international.

Il est parti presque en silence, comme si la violence du tumulte public lui interdisait une sortie à la mesure de son apport. Malek Chebel n’était pas seulement un « intellectuel musulman médiatique » : il était l’un des rares à proposer, dans un français limpide, une lecture exigeante, joyeuse et critique de l’islam, loin des caricatures croisées des islamistes rigides et des polémistes anxieux.

Le vrai scandale, aujourd’hui, n’est pas ce qu’il a écrit. C’est ce que nous n’en faisons pas.

Un artisan de ponts plutôt que de murs

Chebel a travaillé là où ça brûle : le corps, le désir, la place des femmes, la liberté de conscience, la laïcité, la relation au pouvoir, la rencontre avec l’Occident. Il refusait autant les lectures mutilantes du texte religieux que les récits sommaires d’un islam figé, intrinsèquement incompatible avec la modernité.

Lui rappelait que l’histoire musulmane fut aussi celle des philosophes, des poètes, des juristes inventifs, des débats théologiques serrés ; un monde pluriel, traversé de conflits, de nuances, de contradictions créatrices. Il redonnait de l’épaisseur à une mémoire ravagée par les slogans.

Sa force tenait dans cette posture rare : parler d’islam sans crainte de la complexité, sans peur des sciences humaines, sans mépris pour les croyants ordinaires.

Un « Islam des Lumières » pris au piège du français

Et pourtant, son legs reste entravé. Ses livres demeurent largement confinés à l’espace francophone. Très peu sont disponibles en arabe, en anglais ou dans les autres langues des sociétés directement concernées par les fractures religieuses et politiques qu’il analyse.

Résultat : l’« Islam des Lumières » selon Chebel circule là où il convainc déjà, mais rarement là où il pourrait véritablement confronter, bousculer, inspirer. Ses intuitions sur la liberté de conscience, le statut du corps, la critique des pouvoirs religieux et politiques restent trop marginales dans les débats théologiques et académiques du Sud. Son œuvre risque la provincialisation : un auteur que l’on cite à Paris, que l’on oublie à Alger, Tunis, Beyrouth, Dakar ou Jakarta.

Ne pas traduire Malek Chebel, c’est accepter que l’espace public mondial soit saturé, d’un côté, par les prêcheurs du repli, de l’autre par les entrepreneurs de peur, sans offrir à ceux qui cherchent une voie de nuance un corpus solide, accessible, argumenté.

L’urgence : traduire, annoter, institutionnaliser

Il est temps de traiter l’œuvre de Chebel comme un bien commun stratégique.

D’abord, par un vaste programme de traductions : en arabe, en anglais et dans les langues des grandes aires culturelles musulmanes et de leurs diasporas. Pas de résumés paresseux, mais des traductions intégrales, sérieuses, accompagnées de préfaces, de notes, d’index. Il ne s’agit pas de sacraliser un auteur, mais de mettre à disposition un outil critique.

Ensuite, par la création de chaires et de laboratoires dédiés au sein des universités : études sur l’« Islam des Lumières », sur le corps et la spiritualité, sur le genre, sur la citoyenneté, en croisant la pensée de Chebel avec d’autres réformateurs, philosophes, sociologues, théologiens.

Que ses textes deviennent objets de mémoires, de thèses, de séminaires, plutôt que simples citations de tribune. Qu’ils nourrissent des programmes pédagogiques, la formation des imams, l’éducation civique, la prévention de la radicalisation, le dialogue interreligieux.

Enfin, par une diffusion populaire organisée : éditions de poche pour lycéens et étudiants, mise à disposition dans les bibliothèques, centres culturels, associations, plateformes numériques. Si nous voulons un débat public moins toxique sur l’islam, alors nous devons rendre accessibles ceux qui offrent autre chose que le bruit.

Sortir du duel toxique

Relire Chebel aujourd’hui, ce n’est pas lui ériger une statue. C’est refuser le duel imposé : fanatisme contre islamophobie, sermon fermé contre chronique haineuse. Il proposait un autre récit : une spiritualité qui parle au sujet moderne, assume le doute, la sensibilité, la raison, la singularité des parcours. Un islam qui ne fuit ni la psychanalyse, ni l’histoire critique, ni le rire, ni la beauté.

Nous avons là une boîte à outils. La laisser sur l’étagère, c’est une faute politique et morale.

Pour une « Initiative Malek Chebel »

Cet appel s’adresse aux pouvoirs publics, aux universités, aux centres de recherche, aux éditeurs, aux fondations culturelles, aux institutions religieuses et laïques.

Quatre engagements concrets peuvent être pris :

Lancer un programme international de traduction des ouvrages majeurs de Malek Chebel.

Créer une collection multilingue « Islam des Lumières » intégrant ses textes et leurs prolongements critiques.

Instituer des chaires et observatoires universitaires portant son nom, associant chercheurs, théologiens, éducateurs et acteurs de terrain.

Inscrire ses travaux dans les bibliographies de référence sur l’islam, la laïcité, le fait religieux, le vivre-ensemble.

Malek Chebel a ouvert des portes. Il appartient désormais aux institutions, aux intellectuels, aux citoyens de refuser qu’elles se referment. Faire vivre sa pensée, ce n’est pas répéter ses formules : c’est prolonger son courage.

Par Mohamed Tahar Aissani